« La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paraître les objets »
La Rochefoucauld.
Les convives étaient fort nombreux à table, car il s’agissait d’un événement très spécial. En effet, les parents avaient décidé d’inviter tous leurs enfants à une grande fête. Les plateaux exhibaient une nourriture succulente et variée, et elle était aussi fort abondante, car, afin que rien ne manque, les hôtes avaient fait préparer des quantités supérieures à ce que tous seraient capables de consommer.
Cependant, certains enfants n’avaient pas saisi le sens de la fête. Ils n’avaient malheureusement pas compris que la nourriture qui avait été déposée devant eux ne constituait pas le centre de l’événement, mais qu’elle était plutôt une occasion de rassemblement qui leur permettrait de communier sur un autre plan.
Ils cessèrent donc de prêter attention à leurs frères et sœurs qui échangeaient déjà dans le calme et la sérénité, et se mirent à scruter les plats avec convoitise. S’attardant sur les mets qui semblaient les plus succulents, ils calculaient pour chacun la part qui leur reviendrait. Puis, craignant que d’autres les devancent ou prennent avantage de leur position, ils se mirent à accumuler dans leur assiette la plus grande quantité de nourriture possible en utilisant toutes sortes de stratagèmes plus ou moins subtils qui leur permettaient de ne pas afficher trop ouvertement la véritable nature de leurs intentions.
Parmi ceux qui fraternisaient déjà en dégustant sans inquiétude les mets qui se trouvaient à leur portée, il s’en trouva cependant certains qui remarquèrent bientôt leur manège et se mirent à s’interroger sur le sens que pouvait bien avoir cette réunion. Peut-être avaient-ils mal saisi l’objectif de la rencontre ? Confondus par leurs pairs sur le but de l’exercice et ne voulant pas être en reste, ils commencèrent donc à les imiter en amassant comme eux des quantités astronomiques de nourriture, même s’il était évident qu’ils ne parviendraient jamais à les consommer entièrement.
Ceux qui n’avaient pas encore remarqué toutes ces manœuvres durent bientôt interrompre leurs échanges puisqu’ils n’avaient plus rien à se mettre sous la dent. D’ailleurs, il était maintenant devenu presque impossible pour eux d’échanger, car leurs voix étaient désormais couvertes par celles de leurs frères et sœurs accapareurs qui criaient à l’injustice et s’accusaient mutuellement en pointant du doigt leurs assiettes débordantes. Après s’être injuriés, les enfants en vinrent aux coups, et ils firent tourner la fête en une bataille générale qui se déroula sous le regard consterné de leurs parents.
Un détournement de sens
Dans cette parabole, le repas organisé pour les enfants illustre notre vie terrestre au cours de laquelle Dieu nous invite à partager les ressources abondantes qui ont été mises gratuitement à notre disposition pour nous entraider et fraterniser dans une communion qui pourrait nous permettre de commencer ici-bas à goûter au bonheur du ciel.
Mais, comme dans la fête, certains n’ont pas compris que ces richesses ne constituent pas le centre de notre rencontre et qu’elles ne sont que des accessoires propres à favoriser une communion qui se situe sur un plan plus élevé. Ceux-ci se donnent donc comme objectif d’accumuler au cours de leur vie la plus grande quantité possible de biens, même si cette quantité dépasse de beaucoup ce qui leur est nécessaire et prive les autres de ce qui leur revient. De plus, lorsqu’il devient pratiquement impossible pour eux de poursuivre l’accumulation de biens tangibles, ils se mettent à amasser avec obsession des biens monétaires en les gérant avec astuce pour accroître leur potentiel d’accaparement et prendre avantage sur autrui.
Nous retrouvons donc ici, à très petite échelle, l’esprit du capitalisme moderne et une illustration de ses effets, tels que nous les expérimentons aujourd’hui. Il serait cependant trop facile de jeter le blâme sur quelques individus que nous considérerions comme les grands responsables de tous nos maux, car, comme les enfants de la parabole qui ont cédé à l’influence de leurs frères et sœurs, beaucoup d’entre nous se sont laissé confondre sur le sens de notre rassemblement terrestre et, mus par la convoitise ou par la crainte de la privation, ont préféré s’abandonner à un esprit de « chacun pour soi », plutôt que d’inviter ceux qui ont fait de leur vie une entreprise d’accaparement à corriger leur attitude.
C’est ainsi que beaucoup de nos comportements en matière économique n’indiquent pas une volonté de remettre les choses à leur place pour redonner à notre rencontre terrestre son sens plénier, mais démontrent au contraire que nous réagissons à un climat de panique et de « lutte pour la survie » qui, il faut bien le reconnaître, a été créé tout à fait artificiellement, car notre planète dispose actuellement des ressources suffisantes pour nourrir, vêtir et loger tous ceux qui l’habitent.
En créant un tel climat ou en cédant aux pressions qu’il exerce, nous nous sommes donc, comme dans la parabole, éloignés du sens véritable de notre rassemblement terrestre et nous avons contribué à le transformer en un vaste jeu de « monopole » où nous combattons tous les uns contre les autres dans un univers qui crée des gagnants et des perdants, les premiers étant valorisés du simple fait qu’ils réussissent à accaparer la plus grande part de ce qui appartient aux seconds. Nous cautionnons ainsi de façon maladive l’appât du gain et la recherche du pouvoir en les considérant comme des sources légitimes d’harmonisation et de promotion du bien commun. Et, malheureusement, notre état d’aveuglement et de décomposition morale est aujourd’hui tellement avancé que nous avons peine à prendre conscience que le sens de la vie n’a absolument rien à voir avec une joute de « Monopoly » (1), et que ce que nous considérons comme l’expression des forces vitales de notre communauté ne sont en fait que les manifestations de sa maladie.
Au lieu de questionner la présence de l’esprit d’accaparement, nous avons donc entrepris de le propager et de l’ériger en système au point que plusieurs le considèrent maintenant comme un fondement indiscutable de notre économie et une loi bénie de notre civilisation.
Mais ce que nous appelons notre « système » n’a pourtant rien à voir avec un véritable système, qui devrait normalement dégager une atmosphère d’harmonie et d’équilibre. Nous vivons plutôt aujourd’hui une situation de conflits perpétuels, un état de guerre permanent au sein duquel foisonnent les luttes et les rivalités, et auquel nous tentons de conférer un statut de normalité en essayant de le travestir en régime politique. La communauté dans laquelle nous prétendons vivre n’en est donc pas vraiment une. Autant appeler « couple » ou « famille » deux individus qui sont engagés dans une lutte à mort (2).
Nous sommes en fait aux antipodes d’une véritable vie communautaire. Et le « règne » dans lequel nous vivons, s’il peut recevoir ce qualificatif, ne peut donc nullement mener vers l’édification d’une société meilleure, car il n’est pas fondé sur la solidarité et l’amour du prochain. Il s’agit plutôt d’un règne de division qui est axé sur des forces de séparation et de dispersion.
Soyons clairs : le capitalisme sauvage que certains préconisent et considèrent comme une philosophie économique et sociale digne de ce nom révèle en réalité la présence d’une forme de pathologie sociale. Ce n’est donc pas la Vie que l’on tente ainsi, par lui, de cultiver, mais une maladie. Et celui qui en doute n’a qu’à considérer l’état de délabrement qui en résulte, tant sur le plan physique que sur les plans moral et spirituel, et qui se reflète dans la dégradation actuelle de l’être humain et de son milieu de vie.
Quant à nos efforts en matière de législation, ils ont beau se donner parfois les allures de celui qui veut faire cesser la guerre ou l’incurie, il n’en demeure pas moins qu’ils n’expriment nullement une réelle volonté de changement, mais visent surtout à convaincre tous les joueurs, et particulièrement ceux qui perdent, de rester dans la partie. Ces efforts ne sont donc que de maigres tentatives de réarrangement des règles du combat, sans plus. Au fond, nos lois tentent simplement de maintenir un minimum de cohésion sociale pour camoufler l’échec de nos valeurs.
Les ravages d’une illusion
L’analyse peut sembler sévère ? Mais le diagnostic ne semble-t-il pas toujours sévère lorsque la maladie est avancée ? Quiconque examine avec un peu de recul toute la mécanique économique et sociale que nous avons mise en place ne peut que constater à quel point nos comportements sont pathologiques et avec quelle facilité nous avons laissé progressivement le ridicule s’installer confortablement dans nos vies.
Songeons ici à ces multiples courses aux aubaines auxquelles plusieurs doivent s’astreindre pour assurer leur subsistance, et à tout le gaspillage de temps et d’énergies qu’elles entrainent, sans compter la détérioration de nos conditions de vie qu’elles provoquent, alors qu’il pourrait en être tout autrement.
Que penser des quantités astronomiques que les magasins à grandes surfaces nous incitent à entreposer dans nos demeures pour « nous faire économiser » et qui dorment sans être utilisées, alors qu’en d’autres points du globe plusieurs n’ont même pas le strict nécessaire. Et que dire de tout ce temps et de toutes ces énergies que nous mettons pour installer chez nous des gadgets d’une utilité douteuse afin de faire rouler une économie à bout de souffle en négligeant d’instaurer ailleurs des innovations techniques qui seraient fort utiles.
Il y a aussi toutes ces chamailleries qui transparaissent sur les ondes de nos médias nous rendant malheureusement aussi ridicules que des époux qui se battraient dans le lit nuptial pour avoir une plus grande part de l’édredon et qu’on nous présente comme les indices d’une saine démocratie ??? Enfin, au nom de quelle logique mensongère continuons-nous de proclamer notre volonté de donner à tous des chances égales, alors que les lois et règles économiques que nous instaurons nous démontrent inlassablement que nous privilégions les mieux nantis ? Pourquoi un article coûterait-il moins cher parce qu’une personne dispose du pouvoir d’achat qui lui permet de s’en procurer de grandes quantités ? N’y a-t-il pas dans une multitude de petites règles comme celle-ci, que nous avons adoptées et qui reflètent notre esprit, la source de bien des maux et déséquilibres ?
Chaque année, le carrousel des occasions de placement se garnit de taux de rendement qui se veulent de plus en plus alléchants afin d’inciter les épargnants à investir leur capital. Mais ces activités d’investissement servent-elles à relever le niveau de vie des moins bien nantis et agissent-elles sur des secteurs qui favoriseront la promotion du bien commun ? En réalité, elles permettent à ceux qui possèdent déjà beaucoup de concentrer encore davantage sans effort entre leurs mains les capitaux, en les utilisant dans des secteurs de pointe qui n’amélioreront pas nécessairement notre qualité de vie, ou en consentant, à des taux élevés, des prêts à ceux qui ne peuvent faire d’économies (3).
Du haut de leurs tours d’ivoire, après avoir tout attiré à eux, des gens jouent avec l’argent, jonglent avec les devises et goûtent au plaisir terne et solitaire des gagnants obnubilés par le pouvoir. Des stratégies sont adoptées ; des décisions sont prises ; des capitaux sont déplacés en ne faisant que peu de cas des considérations humaines. Et, au bas de la pyramide, des travailleurs sont exclus, des gens déplacés, des esprits et des familles brisés.
Dans un combat précurseur de leur extinction, les géants de la finance, dinosaures de l’ancien monde, s’affrontent en piétinant tous ceux qui sont sur leur passage. De plus, l’idéologie qui les supporte véhicule un sens de la justice d’un goût douteux, car, au lieu de remettre en question leurs actions qui bloquent une saine répartition des biens et activités de travail en créant une misère matérielle et morale, elle nous invite à les vénérer comme les grands prêtres du « dieu argent » devant lequel nous nous inclinons et à les remercier de bien vouloir nous permettre de travailler et de manger grâce à leurs investissements. Quant aux plus démunis, ils sont pointés du doigt en invoquant le poids qu’ils représentent et leur manque d’initiative. Pourtant, peut-on accuser quelqu’un de rester debout dans un cinéma lorsqu’on tolère que plusieurs personnes retiennent allègrement pour elles seules des centaines de sièges pour s’installer et s’étendre ?
Coût de la vie ou coût de la mort ?
Plus le temps s’écoule et plus chaque citoyen éprouve de la difficulté à être le propriétaire de ses biens, comme de sa maison et de son automobile. De plus, nous devons payer pour toutes ces choses que Dieu nous a données gratuitement, comme l’eau que nous consommons, les espaces de nature dont nous profitons ou la superficie que nous occupons.
C’est ainsi que chaque bien, chaque service, chaque activité humaine sont aujourd’hui atteints par la maladie du calcul qui vient les profaner dans leur signification profonde. Qui aurait cru qu’un jour tout ce qui nous fut donné si généreusement ferait l’objet d’un tel accaparement et de calculs si mesquins que chaque élément de notre vie, qu’il s’agisse d’un bien ou d’un service, devrait être enregistré, comptabilisé et rentabilisé comme sont maintenant étiquetés tous les produits de nos supermarchés.
Au train où vont les choses, nous devrons bientôt payer pour l’air que nous respirons, pour le travail que nous aurons et pourquoi pas une taxe sur l’existence pour défrayer ce qu’il en coûtera pour nous faire vivre en régénérant tout ce que ce système, qui va à contre-courant de la Vie, aura détruit et gaspillé. Nous avons littéralement transformé le parcours de notre existence en une autoroute à péage.
Il est d’ailleurs très éloquent qu’on nous parle sans cesse du coût de la vie, finissant ainsi par nous faire croire que la vie doit nécessairement coûter quelque chose, alors qu’en réalité c’est le coût de la mort que nous payons sans cesse : mort présente au sein de nos divisions, de notre égoïsme, de notre orgueil, de la luxure, … bref, dans les dynamismes destructeurs des sept péchés capitaux avec lesquels nous tentons d’édifier notre société.
La vie ne coûte rien, elle donne et se donne gratuitement et en se faisant, elle ne meurt pas, mais se répand. Observons la multitude des plantes et des arbres qui prolifèrent et se développent en tous sens dans nos forêts. Ont-ils fait l’objet d’un calcul mesquin de la part de Dieu ? Leur abondance ne révèle-t-elle pas la générosité et l’esprit de pauvreté dans lequel Dieu nous les a donnés ? C’est l’esprit de richesse qui fait notre pauvreté actuelle et ce n’est que par l’esprit de pauvreté que peut se faire notre richesse.
« Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu revêt de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! »
Mt 6, 28-30
Enfin, dans l’idéologie du pouvoir et de l’argent, les solutions des problèmes sociaux et économiques apparaissent toujours comme « extrêmement complexes et difficiles à appliquer ». Nous avons tendance à les noyer dans des flots de considérations verbeuses qui finissent par annihiler toute possibilité d’action.
Cela me rappelle une table ronde autour de laquelle s’étaient réunis, il y a quelques années, plusieurs spécialistes, pour discuter de la façon d’aider un pays du tiers monde qui était affecté par une famine importante. La solution était évidente, il s’agissait d’envoyer des vivres au plus tôt, quels qu’en soient les coûts et l’origine. Mais pourquoi ne pas utiliser des pays frontaliers pour acheminer les envois, plutôt que d’employer des avions-cargos en provenance de pays éloignés et coûtant des prix faramineux ? Là-dessus les opinions divergeaient et une controverse put être amorcée. Ces spécialistes réussirent donc à faire dévier la discussion qui se transforma rapidement en un vif débat sur la logistique de l’envoi des vivres, devenue subitement très compliquée. Lorsque la réunion fut terminée, tout le monde était presque convaincu que cette famine constituait réellement un problème complexe vraiment très difficile à régler.
Même si le comportement des personnages de la parabole peut nous sembler égoïste et infantile, nous ne pouvons donc avoir la prétention d’être meilleurs ou plus civilisés qu’eux, car l’esprit d’accaparement qui nous anime est fort semblable au leur. Nous avons seulement camouflé sa perversité et apaisé notre conscience en le mettant au centre d’une idéologie, de telle sorte que le comportement de chacun se trouve justifié par celui de tous ceux qui l’entourent.
Il ne s’agit donc pas de nier l’existence de réalités d’ordre économique, mais de prendre conscience de l’impertinence des « lois sacrées de l’économie » qu’on nous présente comme des impératifs auxquels nous devons obéir si nous voulons « être sauvés ». (4)
La doctrine sociale de l’Église, une lumière précieuse
Ainsi, à la lumière de la doctrine sociale de l’Église et de l’expérience historique reflétée par les observations précédentes, il apparaît de plus en plus clairement que la promotion du bien commun est irréconciliable avec une concentration des richesses et du pouvoir dans les mains de quelques personnes, et que pour assurer une gestion saine de ces ressources, il est préférable qu’elles tendent à être réparties à travers l’ensemble de la population en tenant compte des besoins et caractéristiques de chacun.
L’existence de la propriété privée est légitime, il est vrai, mais il ne faut pas oublier que, comme le mentionne saint Thomas d’Aquin, celle-ci est subordonnée à la propriété universelle des biens. En effet, tel que l’enseigne le Catéchisme de l’Église catholique :
« Les biens de la création sont destinés à tout le genre humain »
Catéchisme de l’Église catholique, n°2402
« Le droit à la propriété privée, acquise par le travail, ou reçue d’autrui par héritage, ou par don, n’abolit pas la donation originelle de la terre à l’ensemble de l’humanité. La destination universelle des biens demeure primordiale, même si la promotion du bien commun exige le respect de la propriété privée, de son droit et de son exercice »
Catéchisme de l’Église catholique, n°2403
Par conséquent,
« la propriété d’un bien fait de son détenteur un administrateur de la Providence pour le faire fructifier et en communiquer les bienfaits à autrui, et d’abord à ses proches »
Catéchisme de l’Église catholique, n°2404
Or, il est évident que le capitalisme occidental, tel que nous le connaissons aujourd’hui, a interverti cet ordre en donnant une primauté quasi absolue à la propriété privée et en ignorant celle plus fondamentale de la propriété universelle. C’est ainsi que plusieurs ne se sentent nullement questionnés par la pauvreté qu’ils observent autour d’eux ni liés par aucune forme d’obligation morale du simple fait que les biens qu’ils possèdent ont été acquis de leur propre initiative.
Après avoir détourné le sens du progrès, ils ont aussi détourné le sens du septième commandement en l’invoquant à tort pour justifier la possession de leurs biens et prétendre que le leur retirer serait du vol. Pourtant ce commandement possède une signification beaucoup plus large qui doit être appliquée en sens inverse, car, comme le souligne saint Jean Chrysostome,
« ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs » (5).
Il appert également que l’appât du gain et la quête du pouvoir recherchés pour eux-mêmes qui étaient conçus dans l’ancien monde comme des dynamismes normaux et légitimes ne devront être considérés, dans le monde nouveau, que pour ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire en fonction de leur caractère immoral et destructeur (6). En effet, chaque ouvrier mérite son salaire, certes, mais on entend ici pour le travail qu’il a accompli afin de contribuer au bien commun de la communauté. Les gains réalisés par celui qui ne consacre son temps et ses énergies qu’à accroître son capital par la ruse, sans autres considérations, peuvent-ils être mis au rang de ce salaire bien mérité ? Là-dessus, l’Église nous informe également :
« Une théorie qui fait du profit la règle exclusive et la fin ultime de l’activité économique est moralement inacceptable »
Catéchisme de l’Église catholique, n°2424.
Évangile et redressement de l’économie
En enfermant, comme nous l’avons fait, notre pensée économique dans un vase clos et en l’isolant de toute réflexion approfondie sur le plan moral, nous l’avons donc coupée des valeurs spirituelles sur lesquelles elle devait légitimement être établie, et nous l’avons livrée, pieds et poings liés, aux caprices des passions humaines, sécrétrices d’une idéologie de mort et de désordre.
Même si certains ne veulent pas le reconnaître, les règles sur lesquelles nous avons fondé notre économie n’ont donc rien d’absolu, mais elles découlent de valeurs plus fondamentales qui engagent elles-mêmes directement le cœur de l’homme.
Le contenu du message évangélique ne se situe donc pas dans un ordre différent de celui qui est impliqué par nos problèmes économiques, mais il intègre au contraire directement cet ordre de façon particulièrement pertinente, la doctrine sociale de l’Église, qui en reflète les implications présentes, constituant par conséquent une richesse d’une valeur inestimable pour le monde tourmenté dans lequel nous vivons.
Nous avons donc le choix entre deux scénarios de redressement de l’économie : l’un factice et l’autre authentique. Le premier, fondé sur des mesures artificielles et superficielles, ne peut être que temporaire, sans compter qu’il risque de déboucher sur une détérioration accentuée de notre milieu de vie et de notre climat social. Quant au second, fondé sur les instruments vivifiants que sont la Parole de Dieu et les enseignements de son Église, il est orienté vers une transformation du cœur de l’homme et ne peut mener que vers des changements profonds et durables, engendrant un surcroît de Vie sur terre.
Il importe par conséquent que nous portions de plus en plus nos efforts au bon endroit, en les axant sur une réforme intérieure qui seule pourra nous permettre d’entrevoir des règles nouvelles sur lesquelles pourrait être établi un ordre économique nouveau se situant aux antipodes du régime actuel. Comme le soulignait si bien saint Eugène de Mazenod :
« La charité embrasse tout, et, pour des besoins nouveaux, elle invente, quand il faut, des moyens nouveaux » (7).
Et lorsque enfin nous aurons répondu à cette condition, tout deviendra possible, car avec Dieu tout est possible.
Notes :
(1) Une Occidentale qui tentait d’enseigner à des aborigènes d’Australie des jeux de compétition utilisés en Amérique du Nord se fit un jour répondre : « Mais, si quelqu’un gagne, tous les autres perdent. Ce n’est pas amusant. Les jeux doivent être amusants. » Ce qui démontre à mon avis à quel point nous sommes appelés à réviser sérieusement notre conception même du progrès, celui qui est le plus civilisé n’étant pas toujours celui qu’on pense.
(2) Nous ne pouvons d’ailleurs nier que les règles économiques que nous avons instituées tuent dans les faits des êtres humains.
(3) Notons qu’il ne s’agit pas ici de nous culpabiliser, mais de constater avec humilité que nous contribuons tous plus ou moins par la force des choses à faire tourner des engrenages économiques dont les effets sont pervers.
(4) Le généticien Albert Jacquard soulignait d’ailleurs : « Le danger, à long terme, c’est de croire réellement à la fameuse loi du marché, à l’équilibre monétaire, etc., et d’enfermer toute l’humanité dans ce carcan du raisonnement économique. Je crois qu’avec le temps l’humanité va étouffer à cause des banquiers. »
(5) In Lazarum 1, 6, cité dans le Catéchisme de l’Église catholique, n° 2446. Grégoire le Grand rajoute en outre que « quand nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne leur faisons point de largesses personnelles, mais leur rendons ce qui est à eux » (in Regula Pastoralis 3, 21, cité dans le Catéchisme de l’Église catholique, n° 24461.
(6) L’aspect radical de ces qualificatifs qui pourrait rebuter certains lecteurs révèle moins ici l’intransigeance de l’auteur que l’ampleur du contraste qui apparaîtra plus tard entre l’ancien monde et le nouveau monde.
(7) Le 7 février 1847.